Marie Doduck, C.M. est une force redoutable. Cette survivante de l’Holocauste était encore une enfant lorsqu’elle a immigré au Canada, où elle a reconstruit sa vie avec détermination et un sens du devoir inébranlable. Marie livre un poignant témoignage de survie, de quête identitaire et d’engagement citoyen dans ses mémoires A Childhood Unspoken (à paraître en 2025 sous le titre de L’Enfant du silence), qui font partie du programme des mémoires des survivants de l’Holocauste. Elle est aussi la narratrice de son livre audio à paraitre sous peu. Au cours de sa vie, Marie Doduck était une femme d’affaires accomplie, un pilier de sa communauté et investie dans l’éducation et la commémoration de l’Holocauste. Dans cette conversation, elle raconte avec franchise son parcours et ses combats pour l’égalité, et réfléchit aux leçons qu’elle a retenues en cours de route.

Marie et son mari, Sidney, à leur mariage. Vancouver, Colombie-Britannique, 9 janvier 1955.
Votre parcours est pour le moins extraordinaire : vous étiez une enfant cachée durant l’Holocauste et vous êtes devenue par la suite une chef d’entreprise et une dirigeante et facilitatrice communautaire. Où avez-vous trouvé le courage d’assumer autant de rôles, surtout dans des domaines traditionnellement à prédominance masculine ?
Je ne crois pas d’avoir réfléchi au courage. Je faisais seulement ce qui devait être fait. J’étais une enfant survivante et j’ai appris très jeune à m’adapter et à me frayer un chemin. Lorsque mon mari Sidney considérait un changement de carrière, je l’ai encouragé à se lancer dans l’immobilier. Bien sûr, je comprenais les risques, mais je voyais aussi le potentiel. Je savais qu’ensemble, on pouvait y arriver. Je n’étais pas seulement son épouse, j’étais aussi sa partenaire en affaires. Puis, je suis moi-même devenue propriétaire et ai pris en charge la gestion de plusieurs immeubles. À cette époque, très peu de femmes tenaient de tels rôles, mais j’étais là, je prenais des décisions et je marchais de front avec les hommes.
Bien des gens ne savent sans doute pas que vous étiez aussi designer. Parlez-nous de ce pan de votre vie.
Ah oui ! Quand j’étais à l’école, j’ai remporté un prix pour un ensemble composé d’une jupe et d’un gilet que j’avais dessiné et cousu moi-même. J’avais de la chance, car je n’avais aucun talent en cuisine à cette époque. Plus tard, j’ai commencé à créer des meubles. J’ai dessiné un canapé modulaire, encastré, avant que cela soit à la mode. J’ai aussi conçu des tables « haricot », mais à ce moment-là, je ne savais même pas ce qu’était un brevet. Une occasion ratée ! J’ai toujours eu un côté créatif, et je crois que cette créativité a aussi influencé ma manière d’aborder les affaires et la gestion d’entreprise.
Vous avez été la première femme à accomplir nombre de choses au sein de votre communauté, notamment quand vous avez siégé à un bet din (tribunal rabbinique) et été à la direction de plusieurs importants organismes juifs. Vous considériez-vous comme une précurseure à l’époque ?
Non, pas à l’époque. Je ne pensais pas au fait que j’étais « la première femme » à faire telle ou telle chose ; je décelais le travail à accomplir, puis je me mettais à la tâche. Mais avec le recul, je prends conscience que je repoussais les limites. Quand on m’a invitée à siéger au bet din, il fallait garder le secret parce que les femmes n’y étaient pas autorisées. Et pourtant, les rabbins tenaient à ma présence, car ils accordaient de la valeur à mon point de vue. Il était de même quand j’occupais des postes dirigeants : j’étais souvent la première femme à exercer de telles fonctions, la première femme à porter un titre. Je me suis battue pour être traitée de manière juste. Je n’ai pas mené ce combat sciemment au nom des femmes, mais plutôt de l’égalité.

Marie, au centre Hillel de l’Université de la Colombie-Britannique. Vancouver, vers 1951.
Vous avez consacré une grande partie de votre vie à œuvrer au sein de votre communauté. Qu’est-ce qui vous motive à vous y impliquer aussi activement ?
C’était pour moi un devoir de redonner à la communauté qui m’avait recueillie. Quand je suis arrivée au Canada, j’ai été bien reçue, d’abord par ma famille d’accueil, puis par l’ensemble de la communauté juive de Vancouver. En offrant mon soutien à la collectivité, j’honorais en quelque sorte leur geste. J’organisais des collectes de fonds et des événements, et je dirigeais plusieurs organisations, notamment la Beth Israel Sisterhood. Peu importe les moyens, je voulais faire une différence. Les récompenses que j’ai reçues pour mon travail ont été gratifiantes, notamment la Médaille du jubilé de diamant de la reine Elizabeth II et bien sûr, ma nomination à l’Ordre du Canada cette année. Mais ces marques de reconnaissance n’ont jamais été mon objectif. Il m’importait d’aider les autres, de créer des possibilités favorables pour tous et d’assurer la prospérité de ma communauté.
Vous avez évoqué les défis que doivent surmonter les femmes dans le monde des affaires. Comment êtes-vous parvenue à vous imposer dans ce milieu ?
Par détermination, et parfois, par pur entêtement ! Je me souviens de passer l’examen de souscripteur d’assurance. J’avais obtenu les meilleurs résultats de ma classe, sachant fort bien que les hommes avec qui j’avais suivi le cours seraient mieux payés que moi. C’était enrageant. Je me suis battue pour être traitée sur un pied d’égalité. J’ai été en mesure d’accomplir tout : je dirigeais des entreprises et des organismes, et je servais le souper pour mon mari et mes enfants. Sid n’était pas toujours ravi de ma charge de travail, mais il a fini par l’accepter parce que j’accordais une priorité absolue à ma famille.
En passant en revue votre cheminement, qu’est-ce qui vous a façonnée le plus ?
La survie. Comme tous les enfants survivants, j’ai dû me réinventer et me bâtir une nouvelle vie sur les vestiges d’un passé fracassé. Je suis devenue Marie afin de m’intégrer dans cette société, mais en mon for intérieur, je resterai toujours Mariette, cette enfant survivante qui a fait ce qu’il fallait pour continuer d’avancer. J’ai appris qu’il faut agir afin de survivre. Et c’est comme ça que j’ai vécu ma vie : dans l’action, en contribuant à la construction de mon milieu de vie et en redonnant à ma communauté. C’est ça qui me définit.
Le récit de Marie Doduck raconte sa résilience, sa vision et sa détermination. Elle a franchi des limites et nous lègue un patrimoine remarquable en tant que figure dirigeante de sa communauté. Ses mémoires et son engagement inlassable auprès du Vancouver Holocaust Education Centre et du Programme des mémoires de survivants de la Fondation Azrieli permettront de faire parvenir son histoire et celles d’autres survivants aux générations futures.
