5 mai 2015
La célèbre compositrice canadienne Ana Sokolovic évoque l’importance de l’expression culturelle et personnelle chez les compositeurs de musique contemporains.
La compositrice d’origine serbe Ana Sokolovic est professeure de composition à l’Université de Montréal. Depuis le milieu des années 1990, elle écrit pour de nombreux orchestres et ensembles de chambre du Canada, et ses œuvres sont jouées tant en Europe qu’en Amérique du Nord. Lauréate du Prix du Centre national des Arts en 2009 et du prix Jan V. Matejcek de la SOCAN en 2008, 2012 et 2013, elle a aussi été honorée par le Conseil québécois de la musique, le Conseil des Arts du Canada, et trois fois lauréate du Concours des jeunes compositeurs de Radio-Canada. La Canadian Opera Company vient de lui commander un opéra destiné à sa scène principale pour l’année 2019-2020.
Ana, qu’est-ce qui vous a motivée à vous impliquer dans le Projet Azrieli de musique ?
C’est Joseph Rouleau (Président du jury des Prix Azrieli de musique) qui m’a sollicitée il y a un an de ça. Je n’ai pas pu résister au charme de cette immense personne à la voix grandiose. J’ai bien sûr accepté de le rencontrer et de participer à ce qui est, pour moi, un des concours de composition musicale les plus importants au Canada.
En tant que non-Juive, que représente la musique juive pour vous ?
Comme vous le savez, je viens des Balkans, et bon nombre de nos amis étaient juifs, sépharades pour la plupart. Cela faisait évidemment partie de notre culture, mais nous vivions aussi dans un pays communiste où la religion n’avait pas sa place. Nous considérions cette diversité de nos origines comme du piment qui relève un met, un fruit délicieux, une raison de vouloir célébrer la vie.
Il n’y a pas qu’une seule musique juive. On peut plus particulièrement affirmer qu’il existe une musique russe, mais le cas de la musique juive est différent car on trouve des Juifs aux quatre coins du monde. La musique juive n’est donc pas la même qu’on soit en Espagne ou en Turquie. Une grande partie de la musique juive est influencée par l’endroit où l’on a vécu.
Je crois que ce genre de concours est très important pour nous permettre de réfléchir à notre patrimoine culturel, au patrimoine culturel de l’Humanité, et la musique juive en fait partie. Je trouve cela intéressant – même si ce thème pourrait être perçu comme très vague et extrêmement vaste pour une compositrice – beaucoup de choses peuvent servir de source d’inspiration.
Bien sûr, il y a les notions musicales de mélodie, de rythme et de mode, mais également la littérature, la peinture, la langue – avec les divers accents et les différentes prononciations –, et tout un mode de vie.
On dit de votre style qu’il s’inspire de la musique traditionnelle des Balkans…
Entre autres, absolument. J’ai composé un opéra en serbe [Svadba, qui fut interprété pour la première fois à Toronto en 2011 et qui sera joué pour la première fois en Europe, à Aix-en-Provence, en juillet]. Cette pièce a ceci d’intéressant: je n’ai pas seulement été inspirée par des éléments de la musique traditionnelle serbe, mais également par la langue, la couleur langagière.
Les langues constituent le piment de l’Humanité. Tout l’esprit et la beauté résident dans ces différentes formes de langage. Musicalement, elles constituent la plus grande source d’inspiration. J’ai composé de nombreuses pièces dans lesquelles j’ai inséré différentes formes de langage. En ce moment, je compose une œuvre pour contre-ténor, chœur et orchestre pour le National Arts Centre Orchestra qui regroupe sept textes en sept langues différentes, dont un texte sépharade en ladino, une berceuse. Ce qui m’intéresse dans cette recherche – avec le serbe ou d’autres langues –, c’est le fait que chaque langue a une couleur et un rythme différents qui peuvent influencer la musique. Et nous pouvons suivre le même procédé avec la musique juive.
Rencontrez-vous des difficultés en particulier lorsque vous composez de la musique d’orchestre ? Vous inspirez-vous des grands chefs-d’œuvre ?
C’est un des éléments de notre formation. Bien sûr, on y pense constamment quand on apprend les partitions, on essaie de les comprendre, etc. Mais durant le processus d’écriture, je ne songe pas à d’autres compositions. Je me concentre sur ce que je peux apporter d’original de mon point de vue. Quelle histoire puis-je raconter qui n’a pas encore été racontée ? Je crois que c’est très important pour les compositeurs d’aujourd’hui, et c’est ce à quoi nous allons nous atteler à travers le Projet Azrieli de musique : trouver des compositeurs qui ont quelque chose de véritablement personnel à dire et qui peuvent apporter leur propre contribution au sujet.
Justement, en tant que membre du jury du Projet Azrieli de musique, qu’attendez-vous des candidats ?
Naturellement, cette personne devra être professionnelle, avoir un certain niveau en composition orchestrale : c’est l’aspect technique. Mais si les candidats sont d’un même calibre, c’est leur expression personnelle, leur personnalité qui fera la différence : comment leur sensibilité peut toucher le public et raconter quelque chose qui n’a encore jamais été formulé de cette manière.
Je vois que, cet été, vous allez diriger un atelier de deux semaines pour les jeunes compositeurs à l’Orford Arts Center, aux côtés du compositeur Jean Lesage. Quels sont les autres conseils que vous allez dispenser aux jeunes compositeurs ?
Le plus important, c’est de faire ce qui leur paraît important de faire. Apporter leur contribution, de la façon qu’ils estiment la meilleure possible. De toujours être authentique – il ne s’agit pas de reproduire ce qui est à la mode. Et d’assister à des concerts. Parler aux interprètes, s’intégrer à la communauté, s’impliquer. C’est une occupation solitaire de bien de manières. Aujourd’hui, on est persuadé de tout trouver sur YouTube et que tous les enregistrements sont disponibles, mais si on compose une musique pour ceux qui l’interprètent sur scène, il est important de se renseigner sur leur manière d’interpréter une œuvre. Il est essentiel de leur parler, de voir comment ils se confrontent à d’autres techniques ; en tout cas, il faut au moins aborder le sujet. Je pense que la musique évolue constamment – il y a toujours de nouvelles techniques, de nouveaux instruments – et il se fait de très bonnes choses. Mais cela doit toujours faire l’objet d’une double-vérification ; nous devons travailler en collaboration avec les interprètes. Ces derniers veulent également repousser leurs limites. Ils veulent aller plus loin, ils sont capables de faire beaucoup de choses. Je pense qu’en travaillant ensemble, le résultat ne peut être que meilleur.
Vos œuvres vous ont permis de remporter de nombreux prix. Pensez-vous qu’il existe suffisamment d’initiatives en faveur des compositeurs canadiens ? Quelle est la contribution du Projet Azrieli de musique ?
Je pense qu’il y a toujours moyen de faire mieux. Je suis très heureuse d’avoir remporté de nombreux prix, mais beaucoup de récompenses n’existent plus, comme le concours de Radio-Canada que j’ai gagné en 1999 et qui était si important. Je crois que le Prix Azrieli est plus qu’essentiel pour la communauté canadienne dans son ensemble. C’est important de s’adresser à la communauté de la musique classique. Et aussi de placer la musique canadienne au niveau des compositeurs du monde entier. C’est pour cela que le fait d’avoir deux récompenses me plaît : le Prix Azrieli et le Concours de commandes. Cela permet à la musique canadienne de trouver sa place dans le domaine de la musique contemporaine, ce qui est extrêmement important. Ce pourrait devenir l’un des plus grands prix de composition au Canada. J’espère sincèrement qu’il va perdurer et devenir une référence. Dans le monde de la musique, nous n’avons pas de Prix Giller, ou autres, comme en littérature. Mais dorénavant, nous avons le Prix Azrieli !